jeudi 22 novembre 2007

spirale noire 0


ESSAI AUTOBIOGRAPHIQUE

André Desjardins début le 29 septembre 2002

«Il faut que l’homme passe, avec armes et bagages, du côté de l’homme. Assez de faiblesses, assez d’enfantillages, assez d’idées d’indignité, assez de torpeurs, assez de badauderies, assez de fleurs sur les tombes, assez d’instruction civique entre deux classes de gymnastique, assez de tolérance, assez de couleuvres!»[1]

Prologue

Durant l’enfance, mon sommeil se truffait littéralement de cauchemars. Mais le plus horrible de ces mauvais rêves était celui, récurrent, de la spirale noire sur fond blanc. À l’âge de onze ans, ce maudit rêve m’obséda pendant des mois en revenant me tourmenter presque chaque nuit. J’en étais même venu à avoir peur de me coucher le soir.

Toujours le même scénario. Il n’y avait au début qu’une douce lumière blanche, également diffuse, qui, les premières fois du moins, m’inspirait un très grand calme et un immense bien-être. Puis un tout petit point noir apparaissait en plein centre de cet écran et commençait à tournoyer lentement. Avec cette apparition naissait en moi l’angoisse. Ce point me dérangeait, venait bouleverser ma quiétude. Ensuite, le point noir accélérait son mouvement pour devenir une affreuse spirale qui envahissait tout l’espace blanc, le chamboulant complètement, ainsi que mes états d’âme. Je m’éveillais alors en sursaut dans mon lit, tout en sueur, la gorge sèche, avec le coeur qui battait fort dans mes tempes et qui me défonçait presque la poitrine. À partir de la x ième de ses macabres représentations oniriques, je paniquais avant même que le petit point noir n’apparaisse.

Or une nuit, dès le début de ce drôle de film abstrait, je décidai, allez savoir pourquoi, d’entrer volontiers dans le mouvement de la spirale noire et même d’en jouir, plutôt que d’y résister désespérément et de le subir. Au terme du rêve, je m’éveillai en sursaut encore cette fois-ci, mais la peau sèche, la gorge bien humectée, et le coeur battant de plaisir et d’enthousiasme.

Je désirai alors de toutes mes forces le retour du fameux rêve. Mais il n’est plus jamais revenu animer mes nuits.

Introduction

Pourquoi un essai autobiographique?

«Ha non! Pas encore une autre autobiographie de handicapé!»

Eh bien, pas tout à fait. Il faut dire que cet ouvrage me hante depuis fort longtemps. De plus, beaucoup de personnes me tirent par la manche pour que je l’écrive : «Tu devrais coucher sur le papier ce que tu racontes.», me répètent-elles.

Mais justement, il ne m’importe pas tant de raconter ma vie, quoique un certain narcissisme m’y pousse sans aucun doute, que de faire part des questions que soulève mon histoire personnelle en relation avec d’autres parcours tant individuels que collectifs. Ces questions sont certes aussi nombreuses que variées, et quelques unes me semblent même fondamentales. Pour les fins du présent ouvrage toutefois, elles se ramènent aux questionnements suivants :

· Comment se fait-il que certaines personnes aiment passionnément la vie, et se montrent capables d’encaisser encore et toujours des épreuves tout en gardant le cap et le moral, alors que d’autres n’affichent que crainte ou indifférence, voir même de la haine, envers elle, et atteignent parfois un quota d’épreuves au-delà duquel elles baissent les bras ou même en perdent l’esprit? (partie 1, chapitres 1 et 2)
· Quelles sont les conditions et les modalités de réussite dans la vie, et de réussite de sa vie, pour quelqu’un ayant au moins une caractéristique qui marginalise ou qui porte à discrimination, comme une déficience physique de naissance? (partie 2, chapitres 3 à 7)
· Se rattache-t-il à ces réussites, pour la personne concernée, des exigences et des résultats notoires d’ordre spécifiquement relationnel? (partie 3, chapitres 8 à 11)

Derrière ces questions s’en profile une qui est pour moi absolument fondamentale, soit celle de la faculté d’un être humain d’arriver, par la logique, le raisonnement, l’introspection et différentes prises de conscience, à s’auto-déterminer en se défaisant des divers déterminismes, aliénations et autres aberrations qui entravent son épanouissement. Je reviendrai constamment à cette liberté irréductible, bien qu’hélas rarement actualisée chez l’humain, qui tient essentiellement, je crois, aux multiples capacités et à l’incroyable complexité de notre cerveau et donc qui aurait en quelque sorte quelque chose à voir avec la théorie mathématique du chaos. Cette liberté latente est tout aussi porteuse d’espoir que redoutable. Porteuse d’espoir, car elle fait tout reposer, ou presque tout, sur la volonté de le personne de s’en tirer, et avec élégance s’il vous plaît! Redoutable, car je soupçonne que bon nombre de pouvoirs et d’autorités craindraient comme la peste l’avènement d’une société composée en majorité d’«alphas plus plus»[2]. De la même façon, le genre de relations inter-personnelles qu’inspire cette liberté peut être à la fois très égalitaire, en ce sens que l’on traite les autres exactement sur le même plan que soi-même, et impitoyable, car alors on ne pardonne vraiment pas grand choses, à soi-même comme à autrui.

Ce questionnement, cette volonté de ma part de comprendre, autant que faire se peut, quelque chose à ce que l’on vit, font que cet essai se structure autour de thèmes (qui correspondent à ses onze chapitres), au lieu de suivre la simple chronologie des événements. Aussi, je ne prétends nullement détenir la vérité dans ma manière de voir, bien qu’il faudrait me démontrer la non pertinence de mes propos, que d’aucun qualifierait d’ailleurs d’«impertinents». Je ne prétends même pas apporter des réponses complètes aux questions ici formulées. Le seul fait d’en proposer ne serait-ce que quelques éléments est déjà beaucoup.

Bien évidemment, tous les éléments des situations décrites et toutes les paroles rapportées ne correspondent pas nécessairement dans le menu détail à la réalité. La mémoire humaine atteint rarement ce degré de précision, d’autant plus qu’elle n’est jamais que la reconstitution perpétuelle du passé à la lumière du présent. J’avoue même, sans aucune honte, avoir introduit ici et là quelques effets de mise en scène pour vivifier le texte. Mais l’essentiel s’y trouve et il n’y a aucune fausseté sur le fond. Pour des raisons faciles à comprendre cependant, je me proposais d’abord de ne citer que les prénoms, et même de transformer quelques noms, ainsi que de ne pas identifier les organisations visées. Outre le respect dû à la personne quelle qu’elle soit, j’estimais qu’il me fallait de plus, afin de ne pas m’attirer d’inutiles ennuis, éviter de heurter de front et nommément des gens qui ont acquis pouvoir et influence.

Mais à vrais dire, cette ligne de conduite ne me ressemble pas du tout, surtout à la présente étape de mon existence où je n’ai pratiquement plus rien à perdre. De plus, il est totalement contraire à l’esprit d’un essai de tenter de jouer au plus fin et de distordre ou d’occulter sciemment, en tout ou en partie, la vérité. Pour ce qui nous intéresse ici, on affirme souvent et avec raison, dans les milieux quotidiennement concernés et même ailleurs, que les personnes handicapées doivent, pour réussir leur insertion ou leur réinsertion sociale, franchir de nombreux et importants obstacles que l’on identifie selon moi plus ou moins in abstracto, surtout lorsqu’on s’adresse au public. Car toute personne ou institution qui s’aviserait de diffuser abondamment des récits de cas très concrets portant sur l’attitude des parents d’enfants handicapés, la réadaptation de ces enfants, leur stimulation précoce, les élucubrations de médecins à leur sujet, l’intégration scolaire, l’insertion socioprofessionnelle et sur d’autres choses encore pourrait en payer le prix fort. Certains intervenants me conseillèrent même de m’en tenir à l’abstrait, mais cette approche, trop souvent mise de l’avant à mon avis, n’influence pas l’évolution des mentalités au rythme et dans le sens souhaités. Un proverbe anglais dit comme ça :

­ On peut toujours parler de cheval, en autant et aussi longtemps qu’il ne s’agisse pas de mon cheval.

Or je parle moi de mon cheval dans cet essai, ainsi que des chevaux qui interagirent avec le mien, pour le meilleur comme pour le pire. Et pour toutes ces raisons, je me suis donc ravisé en ce qui a trait à l’identification des personnes et des organisations dont il est question dans mon récit de vie, m’en remettant par ailleurs à la grâce du destin (auquel d’ailleurs je crois encore moins qu’en Dieu ...) pour le reste. Tous ceux, les personnes dites normales comme celles qui vivent avec une déficiences, qui s’offusqueront de mes descriptions et analyses de la bêtise humaine parce que le chapeau ne leur ferait que trop bien (notamment à la lecture des chapitres 6, 7, 10 et 11) n’auront qu’à se l’enfoncer jusqu’aux oreilles et à prendre leur trou. Mais le présent ouvrage compte aussi, fort heureusement, plein de belles histoires qui mettent en scène de beaux personnages. Bref on y trouve de tout, comme dans la vie ...

Je traite largement, surtout dans la troisième partie, de mes travers à moi dans la mesure où les autres en souffrent, ainsi que de ceux des autres en autant qu’ils m’affectent sévèrement. On pourrait m’accuser parfois d’indiscrétion, voir même de médisance, mais jamais de calomnie. De toute façon, j’endosse l’entière responsabilité de ce que j’écris.

Enfin, je dévoile ici et là dans le texte, ainsi qu’en épilogue, la signification du cauchemar de la spirale noire sur fond blanc, persuadé cependant que le lecteur averti l’a d’ores et déjà saisie. Mais que les sceptiques, dont je suis, se rassurent, je ne crois pas du tout aux rêves prémonitoires. Aussi, je n’utilise des termes comme «coeur» et «âme» que pour m’exprimer dans un langage largement compris.


[1] André Breton, «Manifestes du surréalisme», Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe sciècle, 1990, p. 341.
[2] Pour employer le terme par lequel Aldrous Huxley, dans son roman de science-fiction Le Meilleur des mondes, désigne cette poignée de très hauts dirigeants parfaitement lucides et conscients qui se trouvent, dans un futur imaginaire sur Terre, à la tête d’une société planétaire dont tous les membres sont génétiquement programmés, des alphas plus plus aux epsilons moins par ordre décroissant de deprés de capacité mentale. Or cet auteur avance, dans son roman, la thèse selon laquelle une société d’alphas plus, et à fortiori d’alphas plus plus, serait pratiquement ingouvernable.